Lorraine* est manager dans le secteur de la logistique. Son métier n’a rien à voir avec l’écologie et pourtant, elle est devenue la référente zéro papier pour son entreprise.
Gaëtan Brisepierre, à l’origine du terme de «transféreur» et auteur avec Anne Desrues d’une étude sur le sujet, «ceux qui transfèrent leurs pratiques écologiques au bureau n’ont pas nécessairement un métier lié à l’écologie, mais vivent une rupture à un moment dans leur vie qui modifie leur comportement». «Ça peut être un changement de poste, un déménagement de bureau, un changement fort dans la vie personnelle qui amène à chercher du sens dans ses pratiques», précise-t-il. Dissonance cognitive Après son divorce et la lecture du livre Zéro déchet, Lorraine a revu toutes ses habitudes. Elle a commencé à acheter en vrac, investi dans des composteurs et réduit sa consommation d’énergie. «Je me suis rendue compte que finalement, on n’avait pas besoin d’être en T-shirt à la maison en hiver», plaisante-t-elle. Au fur et à mesure de sa transformation, elle s’est sentie de plus en plus en décalage par rapport aux pratiques de consommation de son entreprise. «À un moment, la façon dont on vit au travail et celle dont on vit chez soi seront trop différentes, et cela va créer un problème de sens dans son travail.» «J’ai finalement décidé de faire comme à la maison, raconte-t-elle, et j’ai apporté ma serviette à main pour les toilettes, ma gourde et ma serviette en tissu pour la cantine. Puis progressivement, j’ai essayé de faire changer les mentalités sur la consommation de papier.» Un nombre croissant de salarié·es vivraient comme Lorraine cette dissonance cognitive. «À un moment, la façon dont on vit au travail et celle dont on vit chez soi seront trop différentes, et cela va créer un problème de sens dans son travail», analyse Gaëtan Brisepierre. A côté de son travail, Lorraine s’est investie dans l’associatif et forme des volontaires au zéro déchet. Selon le sociologue, elle fait partie du segment de la population qui porte le changement: «Elle a un profil de militant, c’est celui que l’on rencontre le plus souvent chez les transféreurs en entreprise.» «C’est souvent une personne très investie qui va venir en vélo, va essayer de fabriquer ses produits d’entretien elle-même, avoir un potager ou s’engager dans une association», décrit-il. Motivations financières Sur le lieu de travail, la priorité reste avant tout les objectifs professionnels, ceux listés dans la fiche de poste. Le personnel n’est pas intéressé sur les éventuelles économies d’énergie, contrairement au domicile, où tout centime économisé a un impact en fin de mois.«Quand vous faites des économies d’énergie ou de papier, ça se répercute sur le budget, mais ça n’a pas d’impact sur le salaire», relève Gaëtan Brisepierre. Certains transféreurs choisissent alors de s’attaquer au porte-monnaie pour faire évoluer les mentalités.
L’un des plus importants postes de dépenses pour les salarié·es réside dans leur véhicule personnel, souvent une voiture. En 2016, la voiture personnelle de Paulo De Araujo, ingénieur en électronique chez Airbus, tombe en panne: c’est le déclic. Avec un simple e-mailing, il regroupe proches et collègues pour obtenir un prix de groupe auprès d’un concessionnaire spécialisé dans les voitures électriques. Un premier succès pour l’ingénieur, dont l’action permet de faire changer les habitudes des employé·es sans aucune intervention de l’entreprise. En 2017, le décret relatif à l’autoconsommation d’électricité favorise l’installation de panneaux solaires. Paulo De Araujo voit une nouvelle opportunité de participer à la transition écologique. Sur son temps personnel, il renouvelle l’expérience mais professionnalise cette fois sa communication pour toucher plus de monde. «Dans une entreprise, certains ont des compétences, et c’est bien de les utiliser pour la communauté», s’enthousiasme-t-il. Avec un autre collègue, l’ingénieur se rapproche de l’association de développement durable d’Airbus, pour l’accompagner dans son projet. Il applique une méthodologie classique d’appel d’offres pour sélectionner une entreprise et organise des sessions d’information pour les collègues intéressé·es. Finalement, plus de 220 personnes adhèrent au projet et s’équipent de panneaux solaires, pouvant servir à recharger les batteries de leur voiture ou produire l’électricité de leur maison.«Grâce à cette campagne, on a fait sauter plein de freins psychologiques, se félicite Paulo De Araujo. Avant, beaucoup de gens n’osaient pas aller vers l’énergie verte par peur des arnaques.» Mais si son opération a eu autant de succès, c’est en partie grâce à l’avantage financier qu’elle a procuré au personnel. Que se passe-t-il si cette motivation n’existe pas?
Méthode douceFlorian Jutisz est lui aussi ingénieur en électronique. Très investi dans l’écologie, il avait proposé dans l’une de ses anciennes entreprises de supprimer les gobelets pour réduire la consommation de plastique. «J’ai dû faire face à une levée de bouclier, se souvient-il. Certains salariés n’ont pas apprécié ce changement soudain. On a dû opter pour une autre méthode: sans gobelet, le café était gratuit; avec gobelet, le salarié devait le payer. Et ce principe-là, tout le mode l’a accepté.» Selon lui, la manière la plus efficace de convaincre reste l’incitation dans la convivialité. Pour sensibiliser les salarié·es à prendre leur bicyclette, celui qui fait également partie de l’association 2 pieds 2 roues a organisé une journée vélo. «On a indiqué aux participants leur chemin pour qu’ils viennent facilement, et on a offert le petit déjeuner», raconte-t-il. Lorraine, elle, mise plutôt sur le côté coaching. «J’avais lancé une démarche pour aller vers le zéro papier. On développe le numérique et pourtant, il y a plein de gens qui impriment leurs présentations PowerPoint en réunion», déplore-t-elle. Lorraine se sert aussi indirectement de sa position de manager: «J’ai progressivement mis en place la signature électronique, puis je l’ai imposée pour tous les documents que je signe.» La productivité l’emporte sur la conscience écologique, et ça ne pourra changer que s’il y a des taxes réglementaires.» Si Lorraine et Florian Jutisz ont choisi la méthode douce pour encourager des pratiques de développement durable, ils n’en rencontrent pas moins des obstacles. «Il y a des personnalités qui ne sont clairement pas intéressées par l’écologie car elles sont accrochées à leurs privilèges, regrette Florian Jutisz. Et ce sont souvent des personnes influentes. Elles voient l’écologie comme une contrainte et ont peur de ne plus avoir leur place de parking ou leur café Nespresso.» Il existe des domaines où transformer les habitudes est plus compliqué, notamment l’alimentation ou les déplacements professionnels. «On a voulu inciter les salariés à prendre le train plutôt que l’avion pour les déplacements nationaux, mais sans grand succès, admet Florian Jutisz. La productivité l’emporte sur la conscience écologique, et ça ne pourra changer que s’il y a des taxes réglementaires.» Mister Green Depuis que Lorraine a été identifiée comme madame zéro papier par ses collègues, on la perçoit autrement: «Sur mon image d’entreprise, on va dire que ça me donne une étiquette de plus. […] Quand certains salariés me croisent dans les couloirs, ils me disent: toi, tu es ma conscience», rigole-t-elle. Florian Jutisz a pour sa part hérité du surnom de «Mister Green», qu’il accepte volontiers. Pour Gaëtan Brisepierre, ces profils qui s’investissent sont très utiles à l’entreprise: «Ils vont créer de l’interaction entre les services et donner du sens au travail. Le lieu de travail va être investi différemment et devient moins impersonnel. Et puis à partir du moment où l’on peut être en accord avec ses valeurs sur son lieu de travail, on se sent beaucoup mieux, et ça limite le turnover.» Lorraine et Florian Jutisz aimeraient bien travailler dans le secteur du développement durable, «mais cela impliquerait une baisse de salaire», reconnaît Lorraine. Florian Jutisz, de son côté, n’arrive pas à trouver un job dans ce «secteur trop galère», préfère avoir un travail sûr et faire de l’associatif à côté. Gaëtan Brisepierre met toutefois en garde quant à l’institutionnalisation de ces phénomènes informels: «Il y a un risque de tuer la dynamique si on nomme des personnes à des postes de transféreur en chef avec une fiche de poste. Mais ça n’empêche pas qu’il faut qu’il y ait des missions écologiques transverses reconnues par l’employeur.»Paulo De Araujo, lui, s’en sort bien. Après son projet autour des panneaux solaires, il a finalement été embauché à mi-temps par l’entreprise qui a remporté le marché. Il jongle désormais entre son poste d’ingénieur chez Airbus et son nouveau rôle d’apporteur d’affaires. Quand le courant passe…
*Le prénom a été changé. (Source korii.slate.fr par Céline Husetowski le 04-07-2019)