Malgré leur prise de conscience, les dirigeants se sentent souvent démunis et désemparés sur les actions à mener. Comment maintenir leur compétitivité, tout en transformant leur entreprise pour lui donner une dimension sociétale ? Comment conjuguer un projet économique et un projet écologique ? Comment accompagner les transitions et développer un sentiment d’appartenance positif chez les collaborateurs et les clients ? C’est le cœur même du projet d’entreprise, voire de sa gouvernance, qui est remis en cause : ce qui sera n’est plus simplement l’amélioration de ce qui fût, mais un autre avenir à réinventer.
L’urgence climatique entraîne une vague de révolte citoyenne
Nul ne peut continuer à l’ignorer aujourd’hui : nous sommes face à des dérèglements climatiques considérables, qui entraînent des défis sociaux, sociétaux, économiques, énergétiques, migratoires, auxquels nous ne sommes pas préparés. Il s’agit d’une véritable transition anthropologique (comme le disait Henri Trubert), puisqu’elle met en jeu l’humanité. Pour le climatologue Jean Jouzel avec qui j’ai débattu récemment, on ne pourra éviter de dépasser les deux degrés, ce qui met Bordeaux et le Havre les pieds dans l’eau. Et ce n’est pas le plus pessimiste… En France, toutes les côtes sont menacées, de l’ordre d’un mètre d’élévation du niveau des mers sur la côte atlantique et la Méditerranée à l’horizon 2050, auxquelles s’ajoutent les tempêtes et les marées. Je ne parle même pas du reste du globe, où des États entiers comme les Maldives ou le Bangladesh seront submergés, ce qui entraînera des flux migratoires importants. À cause du réchauffement climatique, l’Indonésie envisage de déplacer la capitale, Jakarta !
Face à cette situation anxiogène, on observe un mouvement de fond : une prise de conscience globale émerge, les citoyens s’engagent, et particulièrement les jeunes. Les mobilisations des étudiants dans la lutte pour le climat, qui animent les rues depuis plusieurs mois, ne font que commencer, et se conjuguent aux mouvements des gilets jaunes. Ils demandent des comptes aux adultes et aux générations précédentes. Pour ces jeunes, l’enjeu – le vrai, le seul qui vaille – n’est pas le développement économique, ni la croissance du PIB, mais tout simplement la survie de l’humanité. 30 000 étudiants ont signé le Manifeste pour un réveil écologique, et affirment ne pas vouloir s’engager pour une entreprise climaticide.
L’Affaire du Siècle est signée par plus de 2 millions de personnes, qui attaquent l’Etat en justice pour inaction climatique. Dans le même temps, à Grande-Synthe, le maire écologiste Damien Carême engage un recours gracieux auprès de l’Etat pour “inaction en matière de lutte contre le changement climatique”. Ces mouvements prennent de l’ampleur et se démultiplient dans le monde entier. Nous vivons une vague de révolte contre un modèle de société qui reposait jusqu’alors sur la croissance, le prix à tout prix pour justifier un accès à une consommation sans fin, le culte du progrès et de l’accumulation de biens. Le tout facilité par une économie de marché ultra libérale, qui a fait du mot “régulation” un tabou lexical du capitalisme triomphant.
Je cite ici Jérôme Fourquet, auteur de L’Archipel français : “Quand on regarde historiquement, le catholicisme et le communisme avaient en commun d’offrir une transcendance, un horizon positif qui vaut la peine de lutter, de se sacrifier pour lui. Dans une société de consommation et d’individualisme, on touche du doigt le déficit de transcendance qui permettait l’agrégation d’un certain nombre de groupes dans une perspective commune. L’écologie peut-elle jouer ce rôle, ce ciment pour laisser une planète à nos petits-enfants ?”. Selon moi, l’écologie peut et même doit jouer ce rôle.
L’engagement des entreprises : construire de nouveaux leaderships
Aucune entreprise, aucun leader politique qui ne s’empare pas véritablement de ce sujet, qui ne contribue pas à accompagner cette transition, n’a une chance d’être crédible aujourd’hui. C’est une question de nouveaux leaderships – et je me demande même si le terme de leadership peut encore convenir aux révolutions que nous allons vivre. Les cyniques ou les sceptiques ne peuvent plus différer leur engagement. L’entreprise est d’abord une collectivité humaine qui se fédère autour d’un projet : il ne pourra y avoir de projet de transition écologique et solidaire qui s’écrive sans les clients, les salariés et l’engagement déterminé des dirigeants. Une entreprise responsable doit s’engager sur l’accompagnement des transitions et la revitalisation de la biodiversité. Parallèlement, elle doit s’engager sur un “vivre ensemble” qui intègre les plus démunis et les plus fragiles, et sur l’épanouissement des salariés qui y travaillent.
L’entreprise doit avoir à la fois une raison d’être et, pour les collaborateurs, une raison d’y être. Cela commence par un partage plus équilibré du pouvoir avec ses collaborateurs, ce qui nécessite que les collaborateurs puissent accéder à la gouvernance et bénéficier des résultats de l’entreprise. La raison d’être et d’y être se poursuit dans l’implantation de l’entreprise dans un territoire : l’entreprise est capable de fédérer une action de résilience au niveau local. L’entreprise doit être précurseuse sur l’économie résidentielle en tant qu’actrice de la mutation des territoires, particulièrement en zone rurale.
Prenons l’exemple le plus connu peut-être, celui de Pocheco, une entreprise qui produit des enveloppes et qui est devenue exemplaire en matière d’écologie, guidée par ce mot d’ordre : “entreprendre sans détruire”. Un engagement : renoncer au capitalisme financier, les résultats étant systématiquement réinvestis dans l’entreprise. Elle ne comporte pas de hiérarchie lourde, est pilotée par un comité composé de trois femmes et trois hommes, qui sont des référents avant tout : chaque membre de l’équipe est autonome et responsable de son travail. L’entreprise s’engage sur le zéro déchet : elle a économisé plus de 3000 m3 d’eau potable depuis le début de l’année, son bilan carbone est négatif grâce à la replantation d’arbres (60 000 arbres ont été replantés depuis le début de l’année).
L’alimentation doit être exemplaire en matière d’engagement
À titre d’exemple, pour ce qui est de mon métier, l’alimentation a trop longtemps été une variable d’ajustement sur d’autres dépenses. Le monde de la grande distribution a trop longtemps privilégié une logique de “prix prédateur”. Or la recherche du prix “à tout prix” pose des problèmes de qualité avec des impacts négatifs sur la santé et l’environnement. Le budget d’alimentation ne doit plus être une variable qui masque des coûts rarement connus et attribués mais qui demeurent importants, comme par exemple le coût du traitement de l’eau, lié à une alimentation de mauvaise qualité, issue d’une agriculture intensive.
Pour réconcilier l’alimentation et la santé, nous devons passer du prix prédateur au prix responsable, afin de revaloriser les métiers en amont de la chaîne et de promouvoir une alimentation saine. D’autant plus que dans un monde de plus en plus transparent, les consommateurs se rassemblent en communautés pour y partager des valeurs communes et transformer leur consommation en un acte citoyen et militant.
Oser la décroissance
Une nouvelle dynamique émerge : on passe d’un principe de croissance à l’infini à une logique de stabilisation et de fidélisation – voire de décroissance. À partir de 2030, la population française diminuera. Cela signifie, pour une entreprise , que ce qu’on a connu ces quarante dernières années, une taille de marché qui augmentait en quelque sorte à l’infini, est définitivement derrière nous. Nous devons nous y résoudre. Quel sens peut avoir le principe de croissance à l’infini dans un monde aux ressources finies ? L’enjeu, pour les entreprises, ne va plus être la conquête mais le fait de garder, de fidéliser, d’entrer dans l’ère du “consommer moins, mais mieux”. Les entreprises doivent changer leur stratégie, qui sont encore basées sur des plans pluriannuels de croissance.
Osons la décroissance ! Pour reprendre la pensée de l’astrophysicien Aurélien Barreau, nous devons cesser d’aligner la croissance sur la progression du PIB, et commencer à penser la croissance autour de nouveaux indicateurs : la capacité à s’entraider, la diminution des inégalités, la pérennité de l’éco-système, le respect de la vie, l’amour, la beauté… Il faudra bien que les entreprises osent communiquer et s’engager sur ces perspectives appropriées au monde qui vient, pour consolider leur pérennité sur un socle plus fort que celui de la croissance du chiffre d’affaire.
Nous sommes dans une période de bifurcation, où l’on doit privilégier l’intelligence collective, la force coopérative, l’“entraidologie” pour reprendre les termes de Pablo Servigne, et sortir d’une logique de rapport de force. Il y a urgence à changer, et les entreprises, avec les politiques, doivent s’emparer de ces questions que nous réclament les jeunes générations.
Accompagner la courbe verte
>Fers de lance de la société civile, les entreprises doivent s’engager pour la transition écologique et se transformer de l’intérieur. Chaque entreprise est une petite planète. Elle doit concrètement prendre sa part, se repenser en interne, recréer du lien, placer l’écologie au cœur, se mettre au service d’une grande cause. J’utilise volontiers l’image des courbes rouge et verte conçues par le philosophe et physicien de la complexité Marc Halévy : la courbe rouge a commencé après la guerre de 14-18, quand la France quitte la ruralité pour entrer dans le monde industriel, le monde du “toujours plus” : plus de croissance, plus de produits, plus de libéralisme. La courbe verte se dessine avec des actions individuelles où la somme des parties fait plus que le tout, où nous sommes tous des colibris, pour reprendre la parabole de Pierre Rabhi. Que fait la ville, l’entreprise, l’individu à son niveau ? La courbe verte doit croiser la courbe rouge pour la dépasser. Le colibri est aussi le seul oiseau qui vole à l’envers : en cela, il est pour nous une source d’inspiration. Il nous faut voler à l’envers, voir les choses d’une autre manière, sous un angle nouveau.
Que pouvons-nous faire, au sein de notre club “Terre Sauvage, Terre des hommes”, qui est un lieu privilégié d’échanges, de liens amicaux, de rassemblement autour d’Eric, du magazine Terre Sauvage et plus largement autour d’un courant de pensée qui cherche la réconciliation entre le projet d’entreprise et la valeur sociétale ajoutée qu’il doit porter ? Est-ce à chaque membre, en fonction de ses propres initiatives, de défendre ses idées d’engagement, le club pouvant devenir une entité qui irait porter ce message et suggérer des actions ? Comment chacun d’entre nous peut contribuer à cette révolution sociétale, économique, écologique, par des actions et des engagements ? Comment le club “Terre Sauvage, Terre des hommes” peut devenir un lieu de partage de ces initiatives et de ces expériences, un espace où l’on puisse se nourrir des initiatives des uns et des autres, afin de multiplier les idées, les regards et les engagements ? Faut il en faire une référence, comme un label qui pourrait être une base identitaire, porteuse d’un sens nouveau et donc exemplaire sur l’entreprise de demain ?
Il est intéressant de noter que toutes les initiatives existantes de ce type sont américaines : le label B Corp ou Substainable Brands, basées sur des “compliances” à l’anglo saxonne. La France s’appuie sur des références issues de la loi pacte et de “l’entreprise à mission”, mais n’a pas encore élaboré de modèle comparable aux initiatives américaines. En ce sens, “Osons demain” était une ambition, une vision aussi. C’est peut-être à partir de cette vision qu’il faut fédérer une énergie collective nouvelle. Autant de sujets qui méritent des débats, plus que des positions arrêtées.
Serge Papin